Elle ne fut, au tout début, qu’un éclat de lumière. Minuscule soleil émergeant enfin d’un tortueux tunnel de ténèbre, une goutte d’eau venait de voir le jour. A l’aube de sa vie, elle se tenait, timide, encore trop attachée à sa sombre existence passée pour oser considérer l’idée d’en aborder une autre. Cependant, avec le temps, la goutte d’eau s’arrondit. Et alors qu’elle gagnait en substance, elle semblait aussi se gonfler d’une soif nouvelle. Toujours chevillée à son goulot, elle s’étirait peu à peu, frissonnante. Partagée entre crainte et curiosité, elle se mit à osciller doucement vers le vide qui lui semblait désormais plein de promesses. Comme pesant le pour et le contre, elle prit le temps de se balancer légèrement au bout du robinet encore quelques secondes. Puis, arrivée au terme de sa croissance, emplie de désirs et d’ambitions, elle se tendit, s’allongea et s’étira tant et tant qu’elle parvint enfin à se libérer. Se détournant définitivement de son passé obscur et labyrinthique, elle ne laissa derrière elle qu’une infime partie d’elle-même. La part nostalgique de sa personnalité qui n’avait pas voulu - ou n’avait point osé - défier l’immensité lumineuse.
Tête en avant, la goutte d’eau avait donc plongé dans le vide. L’air ambiant, soudain devint brise. Elle eut peur tout d’abord et se rétracta donc autant qu’elle pu. Elle regretta son enthousiasme et se roula d’avantage sur elle-même comme si elle n’avait plus d’autre souhait que de retourner dans l’ombre rassurante de son ancienne prison. Seulement voilà, le mouvement était amorcé et elle dut se rendre à l’évidence : il lui était impossible de faire marche arrière. Elle fit donc contre mauvaise fortune bon cœur et, s’arrondissant autant qu’elle put pour se protéger, elle continua sa chute en avant.
L’habitude aidant, elle parvint, petit à petit à accepter l’influence du vent sur son être. Elle parvint même à comprendre que ce vent qui lui arrachait sournoisement d’infimes bouts de son être à chaque caresse, lui faisait également le cadeau de freiner sa chute. Dépassant ses peurs et ses doutes, elle se mit à apprécier sa course à travers l’espace et le temps. Virevoltant, pirouettant et tourbillonnant dans les airs, elle profita du moindre changement dans le souffle d’air qui l’entourait. S’amusant à décomposer chaque rayon de lumière en milliers d’arcs-en-ciel, elle se mit à briller autant qu’elle put tel un diamant.
Elle crut sa vie brisée lorsque, dans une brutalité effarante, elle fut stoppée net par la surface froide et intransigeante du fond de l’évier. Sous le choc, elle explosa, littéralement ; éparpillant autours d’elle la plus grande part de ce qu’elle avait si brièvement été en quelques gouttelettes iridescentes. Réduite à sa partie congrue, frémissante, surprise d’exister encore, la goutte d’eau se laissa glisser de quelques millimètres. Un hasard heureux lui permit de retrouver un fragment de son ancienne existence. Elle réintégra cette parcelle avec un bonheur non dissimulé, et se mit, avec enthousiasme, à chercher ses pareilles. Guidée par l’instinct, elle se mit donc à zigzaguer d’une gouttelette à l’autre, regrettant de ne pouvoir remonter l’irrésistible pente qui avait mit un terme si cruel à sa si douce chute. Contrainte et forcée de laisser derrière elle quelques éclaboussures, elle continua, tant bien que mal son avancée.
Elle fut troublée lorsque, pour la première fois, elle rejoignit un éclat d’eau qui provenait certainement d’une autre goutte dont le destin, similaire au sien, avait été de tomber longuement avant de se briser sur l’émail craquelé d’un évier oublié. Hésitante, elle commença par s’accoler timidement à la brisure de cette autre infortunée, s’interrogeant sur la marche à suivre. Puis, finalement, dans elle sursaut elle fusionna avec la gouttelette. Inquiète tout d’abord de devenir ainsi un peu différente, elle réalisa rapidement qu’en acceptant ainsi de changer, elle augmentait ses chances de progresser un peu plus loin encore dans cette existence parfois cruelle mais toujours pleine de surprises. Elle gagna en assurance et se tendit vers une autre gouttelette, l’absorba, grossit, et avança encore.
Progressant de plus en plus vite, avec de plus en plus d’enthousiasme, la goutte d’eau eut vite fait de retrouver sa taille d’antan. Devenue avide, elle glissait d’une éclaboussure à une autre, se gonflant et s’arrondissant toujours plus. Arriva alors le moment où elle atteignit cette limite imperceptible où pour avancer encore d’avantage, elle n’eut d’autre choix que de laisser un peu de lest derrière elle. Comme toujours lorsqu’un changement s’imposait, la goutte d’eau manifesta d’abord quelques réticences, n’abandonnant dans son sillage que d’infimes et minuscules larmes. Mais, l’habitude aidant, elle accepta de se débarrasser de bien plus que cela. Et c’est ainsi que la goutte d’eau continua de progresser, de rencontre en rencontre, s’enrichissant de la différence des autres en laissant derrière elle ce dont elle estimait ne plus avoir besoin.
Toutefois, ses pérégrinations l’amenèrent à croiser la route d’une autre goutte solitaire et aventureuse. Leur cheminement erratique les conduisit sur des routes parallèles et même si leurs circonvolutions les conduisirent à s’éloigner quelques fois, elles devinrent bientôt si proches et intimes que l’inévitable survint. Inéluctablement attirées l’une vers l’autre, elle finirent par fusionner. Parvenue ainsi au sommet de son évolution, la goutte d’eau continua sa fuite en avant avec un sentiment de profonde satisfaction. Ignorant gouttelettes et autres éclaboussures, elle traça son chemin sans plus hésiter. Et, lorsqu’en fin de course, elle parvint au fin fond de l’évier, sur le seuil d’un trou obscur, elle comprit que son existence allait, une nouvelle fois, prendre un virage à la fois inexorable et radical. Cependant, cette fois, elle se sentait prête et c’est presque avec exaltation qu’elle fit le grand plongeon…