La Belle Margot
J'avais alors sept ans et ma sœur sept de plus. Notre mère avait toujours pour habitude d’essayer de faire coup double, comme elle disait, c’est-à-dire d’agir de manière que le bénéfice que l’on retire de n’importe quelle action profite aussi du même coup à quelqu’un d’autre. Un jour de vacances, elle nous dit « allez donc faire une promenade sur la "Belle Margot" et elle nous donne un gros billet. Quelques temps plus tard, vous imaginez notre joie de nous presser sur le pont de teck parmi les touristes, au milieu des cordages sentant le suif et des poulies en bronze, tandis que le capitaine faisait le tour pour encaisser le prix de la promenade avant de prendre la barre.
Mais de retour à la maison, nous rendons le billet à notre mère qui s‘écrie : « Comment mais vous n’êtes pas allés sur la "Belle Margot" ?
-- « Si ! Mais, on ne sait pas, on a pas payé, le capitaine ne nous a pas vu … »
-- « Ah ça, c’est pas bien, je vous envoie aussi pour l’encourager, pour que sa nouvelle affaire marche, il y a tellement peu d’activités culturelles et de loisirs ici, il ne faudrait pas que celle-ci disparaisse aussi. Cela vous dirait de retourner faire la promenade demain ? Et cette fois-ci vous payez ! »
-- « Oh oui !!! »
Mais le lendemain soir, en rentrant à la maison, nous rapportons le billet …
-- « Comment mais vous n’êtes pas allés sur la "Belle Margot" ?
-- « Si ! Mais, on ne sait pas, on a pas payé, le capitaine ne nous a pas vu … »
Et ma sœur de renchérir : « on était à coté d’une anglaise, je crois que le Capitaine a pensé que l’on était ses enfants, elle a dû trouver cela un peu cher, mais elle n’a rien dit ! »
-- « Ah ça, c’est pas bien, du tout ! Vous voulez refaire la promenade demain ? Et cette fois-ci vous payez, vous m’entendez ! »
-- « Oh oui !!! »
Mais le lendemain soir, en rentrant à la maison, nous rapportons le billet …
-- « Comment vous n’êtes pas allés sur la "Belle Margot" ?
-- « Si, mais le Capitaine n’a pas voulu de notre billet, quand il nous a vu, il a dit : vous deux, je vous reconnais, vous êtes de bons clients, pour vous c’est gratuit !!! »
Eh bien, vous allez me croire si vous voulez, mais pendant plusieurs années, jusque vers la puberté, j’ai beaucoup réfléchi à cette aventure, et j’en avais forgé une philosophie fataliste de la vie. Je m’étais dit que quoi qu’on fasse, quand une chose ne doit pas se faire, elle ne se fait pas … Et puis, vers une quinzaine d’années, lorsque à l’adolescence on affirme son identité et la prise de conscience de son libre-arbitre, j’ai compris l’erreur de mon raisonnement. A tout moment, si nous l’avions voulu, nous aurions pu aller trouver le Capitaine et lui dire que nous n’avions pas payé… C’est lorsque on abandonne la maîtrise de son destin, tel un fétu de paille entraîné dans les courants de l'océan, que l’on subit des scénarios cycliques dans lesquels on se sent enfermés. Mais notre marge de manœuvre, si petite soit-elle, reste toujours déterminante …