Quelques extraits d'un article d'Albert Camus dans le journal résistant Combat paru le 9 mai 1945 :
"Qui pourrait donner à cette journée délirante l'expression qui ne la trahirait pas? Au sein même des voix confuses et exaltées de tout un peuple, quelle voix solitaire pourrait s'élever, qui soit sûre de donner son sens à ce grand cri de liberté et de paix? Peut-être dans le recul du souvenir, serait-il possible de choisir, plus tard, au milieu des canons, des sirènes et des cloches, parmi les chants, les drapeaux, les appels et les rires, l'image privilégiée qui ne trahira rien de cet instant. Pour aujourd'hui, il faut se laisser porter et dire seulement cette grande chaleur humaine, cette immense joie pleine de larmes, ce délire qui emplissait Paris. Il n'est pas sûr que la douleur soit forcément solitaire. Mais il est sûr que la joie ne l'est jamais. Hier, c'était la joie de tous. IL faut parler au nom de tous.(...)
L'histoire des hommes est semée de triomphes militaires. Mais jamais peut-être victoire n'aura été saluée par tant de bouches bouleversées. C'est que jamais peut-être une guerre n'a tant menacée l'homme dans ce qu'il a d'irremplaçable, dans sa révolte et dans sa liberté. Si hier était le jour de tous, c'était qu'il était justement le jour de la liberté et que la liberté est à tous les hommes ou à personne.
(...)
Ce grand jaillissement de délivrance et de fraîcheur, nous le sentions tous au fond de l'âme. C'est lui que nous aurons désormais à préserver pour que cette vistoire soit définitive et qu'elle demeure le bien de tous. Ceux d'entre nous qui attendent encore et qui pleurent un être cher ne peuvent avoir de place dans cette vistoire que si elle justifie ce pour quoi les absents et disparus ont souffert. Gardons-les près de nous, ne les rendons pas à la solitude définitive qui est celle de la souffrance vaine. Alors seulement, en ce jour bouleversant, nous aurons fait quelque chose pour l'homme."
( pour mes parents ).