C'est le vent d'hiver qui empoisonne un printemps maussade. Il revient, chargé des rancoeurs glacées qui émanent des fumées des maigres feux de bois, des radiateurs déréglés et des cigarettes de janvier, fumées qui entartrent les vitres et les façades des immeubles d'un gris citadin. Il revient, chargé des glaires maladifs alourdis par l'alcool et les larmes qu'ont craché les derniers rescapés de la morne saison. Il revient, chargé des poussières d'un désert trop chaud pour que son souffle en fige les mirages. Il revient, chargé d'un pollen purulent comme une maladie génétique, englué de pétrole et de vapeurs d'essences qui en ont détruit la souche, pollen prématuré aux productions chrysantèmiesques. C'est ce vent d'hiver ou de printemps, du sud ou du nord, ce vent de mi-saison qui, dans un temps, dans un espace et un âge où l'anarchie est une valeur, soulève les cheveux, arrache les humeurs et emporte les âmes errantes tout autour de toi.
Le roseau plie mais ne rompt pas. Petite, maigre, fluette, peau blème, livide, transparente, assise la tête sur les genoux, tu résiste. Tant d'autres se sont laissés emporter, les yeux clos aveugles dans ce tourbillon désespéré ! Ils s'envolent en un ballet chaotique parmi les chênes déracinés. Et ils s'accrochent à ces grands arbres à la souche rompue, convaincus que la symbolique de leur geste est une résistance, lorsqu'ils ne font que déséquilibrer un peu plus ces géants aux valeurs grandioses et dépassées, aux branches rêches et décrépies, et ne les entrainent que plus rapidement dans leur chute. Toi, petite chose fragile et terrible à la fois, immobile et vibrante, ton silence raisonne comme un long cri en ultrasons.
Le menton posé au creux de tes genoux, les mâchoires serrées, tes dents sont sur le point de saigner. Pauvre martyre ! Quelle raison insoutenable t'inflige une telle torture ? Combien de larmes tes grands yeux sombres ont-ils versées pour avoir tenu tête face au vent qui les pénétrait de plein fouet? C'est que ces yeux, leur regard puissant et délavé perce le chaos comme un phare dans la tempête. Faut-il qu'ils s'y laissent geler ainsi, afin que les autres perdus s'y rejoignent? Faut-il qu'une poignée d'élus tels que toi laissent leurs yeux s'assombrir, se délaver, se dessécher pour que, aveugles mais hyptotisés par la lumière intense de ces regards foudroyants, les vagabonds, les faibles les retrouvent? Repères désemparés dans l'existence absurde et lamentable de cette adolescence éternelle aux noms tous illusoires !
Le calme est revenu. La tempête a tout ravagé, tout changé et rien à la fois. Tout est retombé dans la même déréliction que de coûtume, tout est resté sur place. Sur place est une expression vide de sens. Passé, présent, futur, ici, là-bas, chez nous, chez eux, chez moi, où est le monde? Il n'y a qu'une masse informe qui vacille et revient comme un culbuto, des gens qui râlent en tournant en rond. Et puis, il y a ceux comme toi, immuables dans l'infini, modelables dans le temps, repères dans un néant brumeux et sans bornes. Tu cherches le nord, le sud? Tu es à toi seule les quatres points cardinaux !
Il n'y a plus de vent, le ciel pèse comme un couvercle sur une eau bouillante. Tes yeux ne piquent plus, mais tu pleures toujours. La colère se propage dans tout ton corps ébranlé. Tu te lèves lentement, tu regardes l'astre bleu électrique, bleu essence, bleu lessivé, et dans ton crâne en surchauffe, un grand râle cogne les parois et demande à sortir.
Petite chose infiniment raisonnable, paradoxalement adulte, même si ce mot n'a pas d'appui ni sur l'âge ni sur l'esprit, petite chose fragile et terrible à la fois, tu revendiques le droit à la folie.
Tu voudrais, un instant, relâcher tes membres, connaître le vertige de la chute, effleurer le mystère de la danse macabre du vent. Tu voudrais crier l'absence qui pèse sur ton estomac et ronge tes entrailles.Tu voudrais crier la folie, te laisser enfin aller à la paresse de l'esprit, à la futilité humaine.
Insensée ! Et qui te rattrapera? Si tu tombe, tu t'écrases, si tu cries, tu vides ton âme ; si tu laches l'esprit, tu t'enfonces dans l'oubli. Sans doute, il était écrit que les forts soutiendraient tous les faibles, mais que tous les faibles ne se partageraient pas la moindre force. Ne lâche rien, tu perdrais tout. Tu es le nord, le sud, l'est et l'ouest, tu es le passé, le présent, le futur! C'est trop pour toi, laisses-en un et tu n'existes plus.
Tu ravales ta colère jusque dans tes pieds et la terre tremble. La Terre, c'est toi. De tes lèvres à peine ouvertes, un soupir s'échappe et le vent revient. Le vent c'est toi. Tu sèches tes larmes et tes yeux redeviennent bleus. Le ciel, c'est toi.
Le râle s'affaiblit dans ton crâne et tu fredonnes une mélodie printanière. Tu chantes, petite chose qui scrutait l'infini désespoir du vent d'hiver. Tu y cherchais juste le printemps. Idiote! Le printemps, c'est toi !